Nuit funeste

J’ai écrit la nouvelle « Nuit funeste » à 15 ans, dans le cadre d’un concours régional (Midi-Pyrénées) de nouvelles noires et policières. Elle a remporté le premier prix, catégorie moins de 18 ans.

Londres, 1888.

 

Un œil s’ouvre. Puis l’autre. J’aperçois la grande horloge de chêne : déjà seize heures. Je me lève et contemple mon reflet dans le miroir. Le reflet d’un homme banal parmi tant d’autres. Pourtant, je ne suis pas une personne ordinaire.

Je suis certes un grain de sable perdu dans l’immense désert qu’est l’humanité. Mais je suis également le grain de sable qui enraye la plus perfectionnée des machines. La machine judiciaire. Je déroute, j’inspire la pitié comme la peur. J’aime la nuit, j’aime le danger, j’aime le sang.

Je suis un tueur en série.

 

J’avale un thé corsé, je mets un grand manteau noir. Je sors.

Les rues de Londres, en cette triste année 1888, sont malsaines et sales. La vermine et le fumier règnent en maîtres. Le peuple souffre de la misère et de la maladie. Les fiacres défilent et se ressemblent tous : cheval maigre et cocher ivre.

Les enfants des rues courent en tous sens. Pauvres petits rats de la société ! Ils volent et vont jusqu’à tuer pour survivre dans ce monde cruel. Ils me sont sympathiques. La lumière ne les éclairera jamais. Ils sont réduits à l’état d’ombres et, pourtant, ils ne demandent qu’à vivre ces innocents ! Ils mourront jeunes et personne ne les regrettera. Je me retrouve en eux.

Sur les murs lépreux des bâtisses sont placardées de grandes affiches. Elles défendent les femmes de sortir de chez elles après une certaine heure, un dangereux assassin sévissant en ville, notamment dans les quartiers de Whitechapel. C’est amusant de constater que je suis célèbre.

L’allée est emplie d’une foule bruyante et affairée. Cela me distrait d’observer cette masse vivante et insouciante. Les gens ne font pas attention à moi, ils passent sans me voir. Ils ne savent pas qu’ils se tiennent près du plus grand, du plus rusé de tous les criminels. Parfois, je voudrais hurler mes exploits et leur dévoiler qui je suis vraiment. Je voudrais leur conter la terreur indicible de mes victimes avant que je ne les tue. Quelle merveilleuse panique je susciterais chez mes auditeurs ! Mais je sais que ce serait folie alors je refoule mes impulsions irréfléchies.

Je marche lentement, observe, écoute.

Mais quelle est cette voix que j’entends soudain si distinctement ? Elle résonne dans ma tête en un terrible écho. Elle est insupportable, elle s’amplifie irrésistiblement ! Mes mains tremblent, puis tout mon corps est secoué de spasmes violents ! Cette voix… Je ne veux plus l’entendre, je ne peux l’entendre ! Elle ne peut être ! Elle est morte, je l’ai tuée ! Le paysage n’est plus qu’un tourbillon confus, je chancelle, je tombe. Le timbre aigu s’éloigne lentement et se perd peu à peu dans l’essaim bourdonnant du peuple londonien. Je reprends mes esprits, me relève. Je tends l’oreille, fais quelques mètres… C’est elle. C’est elle qui vient de me faire ainsi souffrir. Elle est blonde, grande, jeune. Son parfum violent effleure mes narines. Ce n’est pas celui d’une femme respectable. C’est celui d’une fille de joie. Je la regarde entrer dans une maison. Sans doute celle d’un client. Cette voix n’a pas le droit d’être. Ni celle à qui elle appartient.

Je vais assassiner cette fille.

Je rentre chez moi, saisis mon appareil photographique, ressort. Je cours à la demeure dans laquelle j’ai vu entrer ma future victime. Elle est assise sur le perron et converse avec une femme. Certainement une collègue de travail. Je perçois des bribes de conversation.

« Ce soir… oui, devant la taverne du Chat Noir… à Whitechapel…je sais… »

Je n’entends plus la discussion mais cela n’a que peu d’importance. Ce soir, je l’attendrai devant le cabaret. Je prends un cliché. Un sourire mauvais effleure mon visage parfait.

 

L’image apparaît enfin sur le papier. Cette gamine est jolie, mais méprisable. Elle va mourir. J’accroche la photographie humide sur un fil tendu dans la pièce. Je la regarde sécher, lentement.

 

Enfin, elle est prête ! Je vais la mettre sur mon mur, près des autres. Mais je dois d’abord la préparer. Je découpe soigneusement sa bouche. Ses fines lèvres laissent place à un trou béant. Cela se passera ainsi. Je lui trancherai la langue avant de l’achever.

 

Le souvenir de ma mère ressurgit à travers la voix de cette fille publique. Elle rit, elle dit les mots comme elle le faisait. La seule pensée de ma haïssable génitrice m’est insupportable.

Cette ignoble femme était pauvre et se prostituait. Elle travaillait dans une maison close de Whitechapel et tous les soirs, recevait des clients, ses habitués. C’est ainsi qu’elle m’engendra avec un homme que je ne connu jamais. Evidemment, elle ne m’aimait pas. J’étais un enfant indésirable et donc un fardeau pour elle. Elle tenta plusieurs fois de me tuer, mais je survécus, comme protégé par une force occulte. Alors elle m’abandonna dans une cave sombre et humide, avec des rats affamés pour toute compagnie. J’étais seul. Je n’étais qu’un petit garçon et pourtant, je me souviens des yeux injectés de sang de mes adversaires, je me souviens de ma lutte désespérée contre leurs assauts féroces. Je revois cette lumière éblouissante qui jaillit soudain ; j’entends encore les cris épouvantés de la nonne qui me découvrit. Je fus placé dans un orphelinat et je devins un jeune homme honnête. Mais ma haine pour ma mère grandissait jour après jour. Lorsque je décidai de quitter l’aile protectrice des religieuses, je me lançais à sa recherche. Et par un soir béni, je la trouvai, la lacérai de coups de poignard et l’éventrai. C’est ainsi que fut assouvie ma vengeance.

Mais elle vit encore à travers certaines personnes. Je veux que son esprit diabolique disparaisse à jamais. C’est pour cela que je les ai tuées. Je n’assassine que les femmes ayant un point commun avec elle et se prostituant. Celle-ci avait ses yeux, celle-là, ses cheveux, elle, son nez… Six filles de joie massacrées de ma propre main.

Les ténèbres ont enveloppé la ville. Je dois me hâter si je ne veux pas manquer mon rendez-vous. Je choisis un couteau de cuisine, l’affûte minutieusement, le glisse dans un étui. Je mets mon manteau et, le boîtier dans la main, je chemine d’un pas ferme vers la taverne du Chat Noir.

J’aime ces instants uniques de jubilation. J’aime cette sensation ineffable de rage, de peur, de plaisir pervers… Je marche de plus en plus vite, je cours frénétiquement, je ris à gorge déployée… C’est merveilleux ! Mes joues sont brûlantes. Je ne suis plus moi-même, je suis un être supérieur ! Je vole au-dessus des pavés, je suis transporté par ma folie meurtrière !

L’enseigne du cabaret m’apparaît, de plus en plus distinctement. La voilà enfin ! Mon génie sanguinaire va pouvoir, une fois de plus, prouver que lui seul est capable d’écrasantes victoires !

Ma transe s’arrête ici. La conscience et la raison machiavéliques reprennent leurs droits. Je me tapis dans l’ombre et attends impatiemment.

Une heure passe. Puis deux. Le doute s’installe en moi. Peut-être ne viendra-t-elle pas ? Peut-être…

Mais quelle est cette silhouette qui arrive par la gauche ? C’est elle, je la reconnais ! Elle est là ! Elle est là ! Elle est seule, à quelques mètres, sans défense… Elle est à moi !

Poussant un hurlement inhumain, jaillissant de nulle part d’un bond prodigieux, je me jette sur la pauvre fille effarée. Elle n’a pas de réaction. Ses traits fins sont atrocement déformés par la terreur. Je la plaque à terre. Elle hurle, elle pleure, elle supplie… J’aime tant cela ! J’éprouve un réel plaisir en entendant cette voix m’implorer. Je suis hilare ! Je vois flou tant ma démence m’aveugle ! Le couteau frappe à côté de son flanc. Le couteau frappe encore… et érafle son visage. Cela n’est que préliminaires. Je veux la regarder souffrir avant qu’elle ne rende son dernier gémissement. Je ne vois plus ce qui m’entoure, je ne vois qu’elle ! Je suis un corps en furie, je suis le Mal !

Soudain, j’entends une porte claquer. Une dizaine de jeunes gens musclés et sots, certainement alertés par les cris de ma victime, sont sortis de la taverne. Me voyant là, un poignard à la main, ils comprennent bien vite quels sont mes desseins. C’est ainsi qu’ils se ruent sur moi, protégeant la gamine en pleurs. Je ne vois plus qu’un tourbillon d’images. Je jette des coups de couteau dans la masse. Une brèche s’ouvre et je m’y engouffre rapidement. L’un des hommes braque alors un revolver sur moi.

« Arrêtez-vous ou je tire ! »

La peur m’a pris à la gorge, je ne l’écoute pas.

Brusquement, j’entends une forte détonation. Une douleur implacable traverse mon dos. J’essaie de l’ignorer, je cours encore avec l’énergie du désespoir… Mon périple s’arrête au bord de la Tamise. La souffrance, insoutenable, a raison de moi. Mon corps heurte le sol avec violence. Mon sang remonte dans ma gorge. J’ai mal ! Je ne peux pas me soumettre ! Je ne veux pas mourir ! Je suis invincible ! L’eau miroite près de mon corps, indifférente. La lune se reflète sur les petites vaguelettes sombres du fleuve. Elles rient ; j’agonise.

J’ai une dernière volonté. Je veux rester le tueur inquiétant et anonyme de Whitechapel. Je ne veux pas que l’on sache qui se cachait sous le surnom de « Jack l’éventreur ».

Alors, je me laisse tomber dans le liquide glacé. La surface se referme sur moi. Mes idées se brouillent. Je ne ressens plus rien, je suis insensible. Je ne vois plus. Je… Je…

 

Un œil s’ouvre. Puis l’autre. Tout est noir. Il fait froid. Ma mère se tient face à moi.

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