Les Murmures d'Ys T1, chapitre 8 :

Une main sur la gorge

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Killian cogna contre le vantail. Ewyn et Yuna le rejoignirent. Des pas précipités retentirent à l’intérieur. Le battant s’entrouvrit.

Petit, épais, l’aubergiste devait avoir cinquante ans. Le sommet de son crâne était chauve. Des cheveux gris très courts poussaient sur les côtés. Un rouge vif colorait ses joues grasses. Ses sourcils tombaient sur un regard méfiant.

Ses yeux clairs se posèrent sur le visage du paysan. Ils descendirent sur ses vêtements, marquèrent un arrêt sur l’épée à sa ceinture… Ils poursuivirent sur la croix d’argent, achevèrent leur examen sur les traits du jeune moine.

— Seriez-vous des clients ?

— En effet, confirma Ewyn. Nous cherchons un toit pour la nuit.

La figure de l’hôte s’éclaira.

— Soyez les bienvenus ! Pardonnez cette introduction un peu froide. Les visiteurs sont rares en ce moment… Je vous en prie, entrez.

Il ouvrit la porte en grand. Soudain, à la vue de l’épagneul, son sourire s’effaça.

— Excusez-moi, nous n’acceptons pas les chiens dans la maison.

— Vraiment ? s’étonna Killian. Pourquoi ?

— Mon épouse en a la sainte horreur. Ne vous inquiétez pas : j’irai le nourrir et il pourra se reposer dans la remise.

Killian échangea avec Yuna un coup d’œil embarrassé.

« J’aurais dû me changer en souris, songea-t-elle. Maintenant, je suis forcée de garder cette apparence. »

L’homme entraîna les garçons à l’intérieur. La salle principale présentait une propreté impeccable. Un alignement de tonneaux trônait derrière un grand comptoir. Une quinzaine de tables entourées de bancs et de tabourets offraient un espace accueillant. Des gravures sur bois, des bouquets d’herbes sèches ornaient les murs. Un bon feu crépitait dans la cheminée. À droite, près de la porte d’entrée, un escalier menait à l’étage.

Une dame se montra au bas des marches. Comme son mari, elle était âgée d’une cinquantaine d’années. De taille moyenne, corpulente, elle portait une robe mauve, un tablier blanc. Ses cheveux bouclés, châtain clair, s’arrangeaient derrière sa tête en un gros chignon. Son visage rond reflétait de l’affabilité.

— Bienvenue, chers clients. Désirez-vous une chambre ?

— S’il vous plaît, opina Ewyn.

— Veuillez me suivre.

L’escalier menait à un long couloir. Des rais de lumière filtraient sous les portes closes, réparties de chaque côté de façon égale. Les chambres orientées vers l’est donnaient sur l’avant de la bâtisse. Celles à l’ouest disposaient d’une vue sur le jardin à l’arrière.

La patronne les conduisit au fond. Elle ouvrit le battant de droite. Sa main désigna la pièce proprette, son large lit et sa fenêtre.

— J’espère que cela vous conviendra, déclara-t-elle en souriant.

Killian acquiesça.

— C’est parfait.

— Les religieux dorment dans des couches séparées, objecta Ewyn. N’avez-vous pas une chambre avec des lits individuels ?

Déconcertée, la dame le considéra.

— J’ai des chambres familiales, mais vous n’êtes que deux. Des enfants, de surcroît…

— Attendez-vous d’autres personnes ?

Le ton abrupt la heurta.

— Pas à ma connaissance, répliqua-t-elle en se renfrognant.

— Dans ce cas, l’affaire est réglée. En échange de votre générosité, je prierai pour la prospérité de votre maison.

La femme hésita. Elle tourna les talons, poussa la porte en face. Cette fois, la chambre comptait deux lits : un très large au milieu, un second plus étroit appuyé contre le mur, près de l’entrée.

Ewyn se détendit.

— C’est très bien. Je vous remercie.

L’hôtesse fit un effort pour contenir son humeur.

— Dois-je venir vous chercher pour le souper ?

— Oui. Vous en serez très aimable.

Elle se retira. Killian s’écroula sur le lit le plus proche. Le matelas confortable s’enfonça sous son poids. Un délicieux parfum de propre se dégageait des draps. Enfin, son corps ne reposait plus sur ses pieds endoloris par la distance. Une douce sérénité le submergea.

— Tu as été odieux, commenta-t-il en fermant les yeux.

Ses membres se relaxèrent. Il entendit Ewyn jeter ses affaires sur l’autre couchage.

— Pourquoi ?

— Ton histoire de prière sonnait, comment dire ? comme de l’extorsion. De plus, je sais partager, figure-toi. Et je n’ai pas la peste.

— Cela n’a rien à voir. Les moines ont des principes. D’ailleurs, je te demanderai de rester bien habillé cette nuit.

Interloqué, Killian se redressa.

— Quoi ? Tu veux que je garde ces vêtements sales ?

— Exactement. Sauf si tu en as d’autres, mais j’en doute.

Ses prunelles marron s’agrandirent.

— Tu as un sérieux problème.

— Les religieux dorment habillés. C’est la Règle.

— Mais je ne suis pas un religieux !

— Peut-être, mais je n’ai aucune envie de te voir. De plus, nous ne savons toujours pas ce qu’il se passe ici. Nous devons nous tenir prêts à toutes les éventualités.

Dans un grognement, Killian se renversa. Après cette journée rude, il n’avait plus la force de polémiquer.

Ewyn s’assit au bord de son propre lit. Il ferma les paupières, se concentra. Aucune voix ne lui parvint. Il s’appliqua davantage. Le fond dérangeant vibrait toujours. Il paraissait plus diffus.

« Le problème est dehors », conclut-il en pensée.

Derrière la fenêtre, le jour déclinait. En dépit de sa fatigue, il devait profiter à tout prix des dernières lueurs. Il se remit sur pied.

— Je dois ressortir. Toi, tu attends ici.

— Hein ? Où vas-tu ?

— Nous n’avons pas étudié l’avant de ce bâtiment, de l’autre côté de la route. Une ombre plane et je compte bien l’éradiquer.

En soupirant, Killian se releva. L’épuisement et l’exaspération se lisaient sur sa figure. Ewyn lui renvoya une expression similaire.

— Tu comprends mon langage ? Je t’ai dit de rester là.

— Si tu t’embourbes dans un marécage, ton fantôme viendra me hanter. Je vais donc jouer la main secourable, que tu le veuilles ou non.

Pendant un moment, il envisagea de répliquer. La lassitude l’emporta.

— À ta guise.

 

Les propriétaires désapprouvèrent l’idée d’une promenade au crépuscule.

— Vous feriez mieux de vous reposer. La lande est dangereuse et il n’y a rien à voir. En plus, le repas sera servi dans peu de temps.

— Ne vous en faites pas, les rassura Killian. Nous restons à proximité.

Dès qu’ils furent hors de portée d’oreille, il conversa avec Yuna de sa mise à l’écart. Ewyn prit de l’avance pour ne plus les entendre.

Ses pas le menèrent dans les bruyères. Une voix murmurait à nouveau. Un sentiment de peur stagnait dans l’air. Tel un poison, il se répandait dans les plantes, dans le sol. Ewyn laissa son mal le pénétrer. Seul, abandonné, quelqu’un pleurait. Une impression de vulnérabilité l’étreignit.

Il s’avança. Les émotions étrangères s’insinuaient en lui. Il tenta de nourrir des pensées positives, de maintenir une distance. Les sentiments d’isolement, de faiblesse, l’infinie tristesse du spectre s’engouffrèrent dans ses propres failles.

Soudain, son cœur s’emballa. Un étau écrasa sa poitrine. Débordé, il s’arrêta. Ses paupières se fermèrent. Il inspira, expira. Il connaissait cet étouffement. Dans sa tête, il vit une main squelettique s’abattre sur sa gorge.

 

« Sans moi, tu n’es rien. »

 

Il devait accepter la souffrance, progresser jusqu’à son point le plus insoutenable. Il calma son souffle. Son cœur revint à un rythme passable. Il reprit sa marche.

« J’ai… j’ai… pas… »

Sous sa botte, la terre molle s’enfonça. Il fit un écart. Loin derrière, Killian cria quelque chose. Il continua sans l’écouter.

« J’ai peur… laisse pas… »

À nouveau, Ewyn dérapa. Sa jambe gauche sombra jusqu’à mi-cuisse. Agacé, il s’accrocha à des tiges pour s’arracher à la vase.

— Bon sang ! hurla Killian. Mais qu’est-ce que tu fais ?!

« J’ai peur… Maman, ne me laisse pas. »

Une fille invisible sanglotait. Les mots se répétèrent, vifs et déchirants.

« J’ai peur ! Ne me laisse pas ! »

Horrifié, Ewyn contempla le marais. Les pleurs cessèrent. Un silence inquiétant s’installa. Soudain, la voix retentit, fragile, interrogative.

« Maman ? C’est toi ? »

Un frisson le saisit. Alarmé, il se tourna vers ses compagnons.

— N’approchez pas !

« J’ai fait ce que tu m’as dit, j’ai fui, mais… Je suis piégée… J’ai beau fermer la bouche, la vase entre par mon nez ! Je ne peux rien faire ! Je… Aaah !!! »

— VEN !

Un cercle bleu se déploya. Le râle s’interrompit. Tout à coup, le ton du spectre changea.

« Qui es-tu ? Tu n’es pas ma mère ! »

Une main putride surgit de la tourbe, attrapa Ewyn au mollet. Sa jambe plongea.

« Est-ce toi ? l’assassin infâme qui m’a infligé ça ? Je ne te pardonnerai jamais !!! »

La force l’entraîna. Il étendit ses bras vers les plantes, s’agrippa en luttant. Yuna et Killian crièrent. Il les vit se hâter vers lui, contre son ordre. Son irritation menaça de rompre le sortilège.

— DIMLAN ! HYLEN !

Des herbes cédèrent. De justesse, il se raccrocha à un touradon1. Ses formules se bousculèrent entre ses lèvres. Le sigil refoula la poigne sombre.

— Mortis Via !

La revenante hurla. La vague d’énergie la déchira.

Les ondes torturées, le sceau se dissipèrent. Les deux autres accoururent pour l’aider ; Ewyn se hissa hors du trou par ses propres moyens. La vase alourdissait le bas de sa robe, ses chausses, ses bottes. Il parvint à se remettre d’aplomb.

— Voilà… Je crois que c’est réglé.

Épouvantés, Killian et Yuna le contemplèrent. Il se décrassa en repoussant sa propre émotion.

— Rentrons.

Dans un silence de mort, ils retournèrent vers l’auberge. La bâtisse se découpait en noir dans la nuit tombante. Ewyn réprima les tremblotements de ses membres. Son cœur battait encore à tout rompre.

Yuna fit volte-face. En suivant son regard, les garçons aperçurent un point fixe, bleuâtre. Une flamme funeste frissonnait au-dessus des tourbières.

— Un deuxième spectre ? frémit Killian.

Sourcils froncés, Ewyn étudia l’apparition. Il se détourna.

— Juste un ankelc’her2. Il est inoffensif.

 

À leur retour, la patronne poussa de grands cris. Elle exigea que l’exorciste se déchausse et se change sur le perron. Il protesta en invoquant sa Règle.

— Tu prendras les affaires de mon mari, trancha-t-elle. Je ne veux pas de ta boue chez moi !

Déconfit, il demeura sur le seuil. Elle reparut avec une chainse, une ceinture et des braies trois fois trop larges pour sa corpulence.

— Mets ceci. Laisse tes habits par terre. Je reviendrai les chercher pour les laver.

Elle entraîna Killian et referma au nez du chien. Yuna trottina d’un air goguenard.

— Pauvre enfant, te voilà à la porte ! Quand je pense à ce que tu as fait pour ces gens… Je te l’avais dit : les humains sont des monstres d’ingratitude.

Ewyn serra les dents.

— Va jouer ailleurs.

— Ha ha ha !

Elle s’éloigna d’un pas léger. Il vida ses poches, déposa ses ceintures dans un pot de fleurs. Il garda sa croix, se débarrassa de ses autres effets en formant un tas. Les manches de la chemise propre tombaient bien au-delà de ses doigts. Ennuyé, il les retroussa jusqu’aux poignets. Le problème s’aggrava pour les braies. Il serra la ceinture au maximum, retourna plusieurs fois le tissu sur lui-même autour de sa taille. Il dut enfin arranger le bas des jambes pour éviter de s’entraver.

— Magnifique ! observa Yuna. Un vrai petit bouffon !

Malgré lui, il eut envie de sourire. Il savait son allure ridicule.

— Bonne nuit, dit-il en passant la porte.

La korrigane retroussa ses babines sur un rictus mordant.

 

Durant le repas, la dame n’évoqua plus l’incident. Elle servit un poulet accompagné d’une potée de légumes. Les pensées de Killian flottèrent un moment. De quoi se composait le souper familial dans sa chaumière ? Lanig et Gael ramassaient-ils toujours des châtaignes ? Comment sa mère se portait-elle ?

L’écuelle garnie éveilla un sentiment de culpabilité. Il se promit de rapporter un trésor, n’importe lequel. S’il prenait des forces aujourd’hui, c’était pour leur en faire profiter demain.

Il mangea avec appétit.

— Hélas, vous êtes nos seuls clients ce soir, regretta le patron. Les gens n’aiment pas trop s’attarder dans ce pays.

— Des événements tragiques s’y sont-ils déroulés ? interrogea Ewyn.

— Comme vous l’avez constaté, la lande est remplie de marais. Mieux vaut faire attention où l’on marche.

Il songea au spectre de la tourbière. Selon toute vraisemblance, les montures des chevaliers avaient été la proie d’esprits similaires. L’ensemble de la contrée méritait l’envoi d’un groupe d’exorcistes afin de débusquer les âmes croupissantes d’autres éventuels accidentés.

Une dernière question le taraudait.

— Un talisman protège-t-il votre demeure ?

Ses hôtes se figèrent.

— Comment l’avez-vous su ?

— Je ressens certaines choses. L’atmosphère change entre l’intérieur et l’extérieur de la maison.

L’homme désigna le mur du fond. Deux clous à demi enfoncés soutenaient un crucifix d’argent.

— Un prêtre nous l’a offert. Grâce à lui, nous vivons sans craindre les présences maléfiques.

Ewyn se leva pour l’examiner. Des inscriptions couraient le long des branches, gravées sur les deux faces. La protection semblait assez forte pour refouler les revenants sur un périmètre honorable.

Rasséréné, il se rassit.

— La fille de la lande ne vous ennuiera plus. Je l’ai fait passer dans l’Autre Monde tout à l’heure.

— Vraiment ?

Les aubergistes échangèrent un coup d’œil. Un large sourire les éclaira.

— Merci beaucoup. C’est un vrai soulagement !

 

Le devoir accompli, Ewyn gagna son lit. La fatigue de la journée s’abattait d’un seul coup. Après une courte prière, il se glissa sous ses couvertures, la mine détendue.

— Bonne nuit, marmonna-t-il.

Le sommeil le happa. Assis au bord de sa propre couche, Killian le considéra. Pour une personne ayant fait un malaise la veille, il s’était beaucoup donné. Il pouvait être fier d’avoir réchappé à la revenante du marécage, même s’il avait précisément cheminé droit dans sa direction.

« Je me demande à quoi il joue », pensa-t-il avec gravité.

La grande bâtisse se peuplait de silence. Les logeurs dormaient au rez-de-chaussée. À l’étage, au fond de leur couloir, les pensionnaires paraissaient seuls au monde. Killian revit le souper copieux. De quoi les aubergistes vivaient-ils si les voyageurs fuyaient les lieux ? Où trouvaient-ils les ressources nécessaires à l’entretien de leur basse-cour ? N’étaient-ils pas soumis aux impôts, à la hausse générale des prix que lui-même connaissait ? Si la famine ne menaçait pas ici, les récoltes devaient se révéler meilleures.

« Le ciel change au fil des régions… Mais peut-il varier d’une lieue à l’autre de façon si nette ? Entre hier et aujourd’hui, nous n’avons pas tant marché. »

Outre les caprices du temps, la question de la surface cultivable le laissait perplexe. La lande mauvaise dominait l’espace. Plus intrigant encore, le beau jardin surgissait telle une illusion. Comment le couple parvenait-il à faire pousser ses choux, ses navets ? Leur terre recelait-elle quelque attribut mystérieux ? En dépit de leur situation, ces gens n’étaient pas pauvres. Tous les facteurs tendaient pourtant vers le contraire.

Il détacha Loren-Durdd et la posa sur son lit, près du mur. Il se coucha en gardant ses habits et ses souliers.

Une souris se faufila sous la porte.

— Salut ! fit Yuna en reprenant sa forme normale. Ça va ?

— Je suppose. Tu as mangé ?

— Non. Le gros bonhomme n’est pas venu.

Killian s’assombrit. Le patron avait assuré s’être occupé du chien. Même s’il n’aimait pas ces animaux, il aurait pu se montrer honnête.

Il tira un morceau de pain de sa poche.

— J’avais pris ça au cas où, pendant le souper. J’espère que ça te conviendra.

— Merci.

Elle s’installa près de lui. Ses grignotements résonnèrent. Elle adoptait une attitude distraite, mais leurs hôtes lui inspiraient la méfiance. La maison vaste l’impressionnait. Ses compagnons n’étaient que des enfants, des humains plus faibles que la moyenne. Le caractère lugubre des marais distillait un parfum de piège.

— Donne-moi la clé d’Ys, commanda-t-elle soudain. Veiller dessus m’aidera à tranquilliser ma cervelle. Si cela ne tenait qu’à moi, nous serions ailleurs depuis longtemps.

Killian tira l’objet de sa poche. Au dernier moment, un doute le saisit.

— Tu ne vas pas t’enfuir avec ?

— Bien sûr que si ! Puis je me ferai massacrer par on ne sait quel monstre sur la lande. Ça t’arrive de réfléchir, tête de bogue ?

Sa réplique lui arracha un sourire. Il lui confia la clé d’or de bonne grâce.

— Ewyn a fait tout son possible pour que l’on passe une bonne nuit. Reposons-nous pour partir demain en pleine forme !

Elle avisa l’épée toute proche. La seule présence de cette arme sur sa couverture, à portée de main, prouvait qu’il n’était pas serein. Sans commentaire, elle attrapa l’un de ses coussins, l’arrangea en forme de dôme à ses pieds et se coula dessous.

— Tu peux éteindre !

Il souffla la bougie à son chevet. Ses yeux demeurèrent ouverts un moment. Plus tard, sa respiration s’approfondit. L’épuisement avait fini par le vaincre.

Yuna essaya de l’imiter. Des bruits provenant du lit voisin la perturbèrent. Les paupières closes, Ewyn s’agitait, se rejetait de gauche à droite et inversement. Quelque chose dans son sommeil le torturait.

« Que peut bien nous cacher ce gosse ? »

Il se calma de lui-même. Nerveuse, Yuna se releva. Elle se changea en souris, se glissa derrière la toile tendue devant la fenêtre. Un interstice entre les volets lui permit de sortir. Sous la forme d’une chouette, elle se retira sur le toit d’ardoises, à la recherche de quiétude.

Des nuages emplissaient le ciel. Un léger vent imprimait un mouvement fluide aux formes duveteuses. Lentement, le disque lunaire se fraya un chemin à travers leur manteau. Sa lumière froide baigna l’étendue déserte, l’écurie sans chevaux, le jardin de l’auberge.

Subitement, Yuna remarqua une ombre dans le potager. Une silhouette humaine, épaisse, se levait et s’abaissait en un balancement régulier. La korrigane reconnut leur hôte. Une pioche entre les mains, il creusait un trou sombre, rectangulaire. Il s’affairait dans ses plantations au beau milieu de la nuit.

Déconcertée, elle l’observa ouvrir la fosse sur deux coudées de large, le double de long. L’individu rentra ensuite dans la maison.

 

« Nous n’acceptons pas les chiens. Mon épouse en a la sainte horreur. »

 

Yuna retourna dans la chambre, écarta les volets et arracha la toile isolante. Sur une inspiration, elle se transforma. Les futures remontrances des dormeurs vis-à-vis du froid lui importaient peu. Son trouble grandissait. Tapie sous le lit de Killian, elle attendit.

La lune pénétrait à travers la fenêtre. Sous leur couverture, les garçons demeuraient au pays des rêves. Yuna les envia un instant. Le sol attirait ses paupières. Elle se secoua. En pensée, elle additionna des joncs pour se maintenir éveillée.

Soudain, elle sursauta. Le plancher craquait dans le couloir. Quelqu’un s’approchait, un pas après l’autre. Le vantail tourna sur ses gonds. Les contours d’une femme ronde se découpèrent sur le seuil. Dans un silence absolu, elle marcha vers Killian. Le reflet d’un couteau scintilla dans la pénombre.

« Par Ana ! »

Yuna aboya, jaillit hors de sa cachette. L’hôtesse tressaillit.

— Sale cabot !

Sa lame fendit l’air. Yuna sauta en arrière, juste à temps. La patronne claqua la porte pour l’empêcher de sortir.

Réveillé en sursaut, Killian tendit la main vers Loren-Durdd. Une poigne de fer s’abattit sur son bras, le tira hors du lit. Il chuta. Sa tempe heurta le plancher. Un soulier fusa droit dans ses côtes.

— Aaah !

Il se plia. Étourdi, il entrevit le chien attaquer encore. Le coude de l’hôtesse le frappa au museau. Son pied l’atteignit au creux du ventre. Yuna s’écrasa contre un mur en gémissant. Sa conscience s’éteignit.

Sur son lit, Ewyn scandait des formules. Autour de l’auberge, ses croix s’activèrent pour former un cercle immense.

— Christi Arma, Spina !

Des branches lumineuses hérissées d’épines s’élancèrent hors des lignes. Un pal émergea du plancher, transperça la femme en plein cœur. Un deuxième se ficha droit dans son estomac. Des rameaux clouèrent ses jambes, ses bras. Un dernier pieu entra dans son pied, ressortit par l’épaule.

« Parfait ! Cet Arma Christi devrait paralyser l’esprit qui la possède ! »

Ivre de fureur, elle se retourna.

— À quoi tu joues, sale môme ?

En deux enjambées, elle surgit devant lui, l’agrippa au cou et le souleva. Ewyn étouffa un cri. Elle le plaqua contre un mur, un grand rictus sur les lèvres.

— Qu’as-tu à dire, maintenant ? Comment va la fille de la lande ? Est-ce qu’un lit simple te conviendra ?

Ses doigts se resserrèrent. Ewyn attrapa ses poignets, tenta de la repousser. Une douleur affreuse lui perfora le flanc. Un liquide chaud s’échappa sur sa peau, dans ses vêtements. Un bras jaillit à l’horizontale contre sa gorge, sous son menton, en le forçant à le relever. Son crâne cogna contre la pierre brute.

— Veux-tu que je lave tes habits ? En paiement, permets-moi de prendre ceci !

D’un coup de couteau, elle trancha le cordon de sa croix. L’objet d’argent heurta le sol. La pression s’accentua. Étranglé, il ouvrit la bouche. Ses yeux larmoyèrent. L’autre sourit de toutes ses dents. Elle approcha la lame de sa joue, planta la pointe. Un filet rouge tomba dans son col.

— J’ai une idée : en échange de ta vie, je prierai pour ma prospérité.

Haletant, il aperçut le plafond. Son ennemie se délectait. Nulle mer, nul ciel en vue ; juste une pièce sombre, glauque, une fin misérable dans un lieu miteux.

Une voix retentit.

— Touchez-le encore, et je vous tue.

La femme sentit contre son dos le contact froid de Loren-Durdd. Elle desserra son étreinte. Ewyn s’effondra, toussant, suffoquant.

— Lâchez votre couteau et retournez-vous.

Elle obéit. Son visage apparut à Killian. Elle ne montrait aucune trace de peur, de scrupules. Interrompue dans son plaisir, elle considérait l’épée d’un air désabusé.

Brusquement, son expression changea. Elle peignit du mépris, de la joie. Les prunelles d’Ewyn s’écarquillèrent.

— Killian, derrière toi !

Une violente douleur traversa sa tête.

1 Structure végétale en forme de butte, caractéristique des zones humides. 2 Lutin feu-follet.

À suivre…

Chapitre 9

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