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Le navire glissait sous un ciel de lueurs. L’océan déroulait sa surface quiète, noire. Soudain, un mur d’eau surgit face à l’embarcation.
Le bois craqua contre la vague scélérate. La proue plongea, ressortit. Le vent déchaîna sa hargne dans la voile. Le cri d’un homme retentit.
— Nous sommes perdus ! Dahud veut notre mort !
L’effroi frappa tout l’équipage. En un éclair, le capitaine comprit la position de son bateau, sa bêtise d’avoir emprunté cette route. Les dents serrées, il s’agrippa au plat-bord.
— Maudite sorcière… Notre heure n’est pas encore venue !
Une lame déferla sur le pont. Deux malheureux lâchèrent prise. Leur corps décrivit une courbe, sombra dans le chaos. En vain, leurs compagnons hurlèrent leur nom.
— GUINEC ! FANCH !
La rumeur des éléments leur répondit. Étrangement, les vagues décrurent. Le miroir aqueux refléta l’argent de la lune. Des milliards de bouches rieuses se dessinèrent sur la surface. La mer se moquait-elle des survivants ? Se réjouissait-elle d’avoir ôté des vies ?
Un mousse cracha une insulte. Aussitôt, une ombre effilée jaillit devant lui, de plus en plus grande. Son corps gazeux, surnaturel, se tortillait comme celui d’une murène.
Le jeune homme se glaça. Des exclamations d’horreur frappèrent ses tympans. Par douzaines, des spectres s’élevaient hors des flots, montaient à l’assaut du pont. Un matelot jeta ses bras en avant pour les repousser ; indifférentes, les choses le traversèrent. La vermine s’engouffra partout, dans les coins, vers les hauteurs, vers le fond. Impuissants, les marins attendirent. Si le Ciel les favorisait, ils disparaîtraient sans laisser de trace. Si le mauvais sort s’acharnait, ils battraient bientôt le pavillon des vaisseaux fantômes, condamnés à sillonner des eaux haïes pour l’éternité.
Le capitaine ferma les paupières. Il implora Dieu, les saints. Ses pensées volèrent vers son amie restée à terre.
« Pardonne-moi. Je ne rentrerai plus. »
Une créature fendit les eaux. Au gré de la houle, ses longs cheveux blonds ondulaient autour de ses épaules. Son cou blanc portait avec majesté une tête fine. Son visage féminin, harmonieux, dégageait une beauté sublime. Une froideur altière empreignait ses prunelles sombres. Elle étudia les mortels pétrifiés, leur figure livide. La lassitude transparut dans sa voix.
— Assez ! Il n’y a rien pour moi ici.
Les revenants replongèrent. Avec eux, la tempête s’effaça. La barque demeura immobile, seule. Personne n’osait bouger.
« Nous sommes sauvés. »
Un matelot haleta. Peu à peu, l’angoisse desserra son étreinte. Certains hommes vacillèrent. D’autres relâchèrent leur souffle, se risquèrent à sourire.
Ils vivaient encore.
— J’ai cru… j’ai cru…
Le second ne termina pas sa phrase. Son supérieur déglutit.
— Rentrons vite au port avant qu’elle ne change d’avis.
Chacun chercha une rame, un objet à manœuvrer. Dahud observa le bateau s’enfuir, minuscule, pathétique. Les frémissements des corps chauds, les paroles énoncées, la joie stupide des rescapés l’irritèrent.
« Si vous possédiez une once d’intelligence, vous me vénéreriez. Je pourrais écraser votre radeau vulgaire, me repaître de vos râles. Si vos cadavres ne divaguent pas dans le sel, c’est grâce à moi. »
Un sentiment d’amertume la submergea. Les marins laissaient derrière eux un sillon d’écume. Ils rouvraient sans scrupules la plaie trop fraîche, l’inguérissable blessure de la baie. Dans les profondeurs abyssales, les âmes des morts pleuraient. La Marie-Morgane les entendait. Leur plainte avivait dans sa poitrine une flamme véhémente, un impérieux désir de vengeance.
Elle se hissa sur un récif. Sa chevelure ruisselait. À force d’avoir enduré ses morsures, elle ne frissonnait plus à la caresse du froid.
— Venez à moi, mes sujets !
Les ombres remontèrent. Les paroles de leur souveraine se muèrent en un grondement.
— Je perçois votre déception. Je conçois votre douleur, car la même tente de m’étreindre. Néanmoins, nous continuerons. Je sonderai tous les navires, toutes les barques du monde s’il le faut. Vous, vous tournerez votre colère vers la terre.
Son bras s’abaissa en direction de la côte.
— Nous constituons une légion sans vie, sans peur, sans rien à perdre. Nourrissez-vous de vos ténèbres. Transformez votre haine en source de puissance. Ni vous ni moi ne trouverons le repos tant que ce qui m’a été volé ne m’aura pas été rendu. Esprits maudits, dispersez-vous !
Les spectres s’élancèrent à l’assaut des falaises. Ils filèrent vers les habitations isolées, les hameaux, les villages. Chaque humain devint une cible potentielle.
Sur son rocher, la Marie-Morgane se souvint d’une cité magnifique. Combien de voix, de rires et de musique avaient résonné entre ses murailles, depuis les demeures du port aux salles du château royal ? Désormais, cette ville gisait au fond de l’océan. Solitaire, triste et courroucée, la princesse déchue errait parmi les ombres. Elle mêlait sa peine à la litanie de la mer, ce tombeau avide et infini.
Comme à son habitude, Dahud chanta. Les eaux fluctuantes, l’air iodé l’écoutèrent, sans daigner disperser au large ses tourments.
À suivre…