Les Murmures d'Ys T1, chapitre 3 :

L'Ankou

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Le chemin s’abîma lentement. Les chênes, les hêtres et les bouleaux cédèrent la place à des sapins. Les hauts conifères masquaient le ciel. Derrière lui, Killian perçut une série de craquements, le son d’une course. L’épagneul se détacha dans la pénombre.

— Yuna ? Pourquoi m’as-tu suivi ?

— Je ne te laisserai pas me mettre à l’écart. Et puis, tu as emporté la clé !

Ils progressèrent en silence. Les branches entremêlées formaient un filet noir au-dessus de leur tête. Une impression de piège oppressa la korrigane.

Elle s’immobilisa.

— Tu entends ?

— Quoi ?

— Rien. Il n’y a plus aucun bruit.

Killian remarqua l’absence d’oiseaux. Il chercha le bourdonnement d’une abeille, le vol d’une mouche. Les insectes demeuraient invisibles. Les plantes basses elles-mêmes se raréfiaient. Quelques fougères malades dépérissaient sur leur tige. Sur le sol, les aiguilles mortes exhalaient une odeur de moisi.

Un souffle froid s’engouffra entre les troncs. Les marcheurs frissonnèrent.

— Je n’aime pas ça, s’alarma Yuna. Retournons en arrière !

— Vas-y, toi. Quelques sapins et du vent ne me font pas peur.

Killian pressa l’allure. Sous sa fermeté apparente, le malaise l’envahissait. Pourquoi les animaux fuyaient-ils cette forêt ? Fallait-il y voir un signe ? Yuna le suivit en grimaçant.

Au détour du sentier, une chapelle grise se profila. Surmontée d’un clocher carré, la bâtisse agonisait au centre d’une clairière. Un trou perçait sa toiture. Le ruissellement pluvial attaquait les pierres, disloquait les flancs. Les herbes folles grouillaient dans ses entrailles ouvertes. À ses côtés, des tombes hérissaient la terre. Du lichen jaune, glauque, rongeait les stèles aux inscriptions étranges. La rouille encroûtait les croix métalliques. Le lierre dévorait le corps, la face des statues muettes.

Un son de cloche retentit. Épouvantée, Yuna reprit sans le vouloir son apparence originelle.

— Fichons le camp !

Killian tâcha de réfléchir. Qui donc actionnait la corde ? L’ermite ? À qui s’adressait-il dans cet endroit désert ?

Yuna agrippa sa jambe.

— Vite ! J’ai un mauvais pressentiment !

Il fit quelques pas en avant. Tout à coup, un nuage noir jaillit entre les tombeaux. La brume monta, fine, vaporeuse. Elle modela une forme humaine. Au milieu de la tête sombre, un visage livide apparut. Figés, inexpressifs, ses traits évoquaient un masque mortuaire. Deux cavités se creusaient à la place des yeux. Une lueur glaciale s’alluma au fond.

Yuna hurla.

— Aaaaaaaaaaahhh !!!

La figure cireuse la considéra. Paniquée, elle s’accrocha aux braies de son comparse. Elle se hissa jusqu’à son épaule et le gifla.

— Hé ! Réagis !

La mâchoire ouverte, il resta pétrifié. Elle le secoua.

— Je t’en prie ! Par Ana !

L’horreur le paralysait.

« Les anaons… les anaons existent. »

Elles émergeaient en nombre. Certaines ressemblaient à des hommes, d’autres à des femmes. De petits minois lisses, d’une joliesse affreuse, soulevaient le cœur. Des enfants de tous âges flottaient parmi ces revenants…

Yuna se changea en choucas. Elle s’enfuit, cria à Killian d’en faire autant. Ses mots passèrent sans l’atteindre. Terrifié, envoûté, il observa les choses l’approcher. Les vérités niées avec énergie éclataient à la lumière. Son amertume, son rejet farouche des théories obscures, tout prenait fin ici et maintenant.

Un spectre tendit vers sa joue une main décharnée. Incapable de s’y soustraire, il plongea son regard dans les orbites au feu froid.

— Dégage ! Ne reste pas là !

Un coup dans les côtes le jeta à terre. Il cligna des yeux, aperçut deux pieds chaussés de bottes sombres. Interdit, il redressa la tête.

Il vit un garçon plus petit en taille, la silhouette fluette. Ses cheveux brillaient d’un blond pur. Il portait des ceintures de cuir à poches multiples. Une robe noire l’enveloppait jusqu’aux genoux. Sans hésiter, il se plaça devant lui, face aux ombres. Killian haleta.

« Va-t’en ! Tu es fou ! »

L’inconnu ouvrit la bouche. Ses mots cinglèrent l’air, scandés en rythme. Heurtés par une force invisible, les revenants proches se rejetèrent en arrière. Des cris stridents résonnèrent. Indifférent, le nouveau venu ferma les paupières. Sa voix continua, monocorde. Une lumière monta du sol. Sous ses pieds, un cercle bleuté apparut. Des lignes intérieures se recoupèrent, formèrent des symboles. Le périmètre s’étendit jusqu’à Killian pour l’englober.

Un souffle ascendant s’éleva dans le sceau. À l’extérieur, les spectres s’agitèrent en vagues menaçantes.

Soudain, une ombre se jeta en avant. L’éclair fila droit vers le garçon blond, à hauteur de son visage. Ce dernier ne fléchit pas ; face à lui, à trois coudées seulement, la masse noire heurta un mur imperceptible. Le revenant hurla. La figure cireuse exprima une douleur, une haine indicibles. Le sang de Killian se glaça.

D’un même mouvement, les autres anaons s’élancèrent. Les corps sombres, les faciès s’écrasèrent contre les lignes du cercle. À l’intérieur, l’énergie tourbillonnait. Les spectres multiplièrent leurs assauts en fréquence, en violence.

L’inconnu rouvrit les yeux.

— Mortis Via !

Le sceau explosa. Une onde inouïe se propagea à travers le cimetière, l’église, la forêt. Prises dans le souffle, les entités se désagrégèrent.

Le temps se suspendit. Peu à peu, la clarté bleue s’évanouit.

Enfin, le garçon se retourna. Un ciel d’orage se reflétait dans ses iris magnifiques.

— Rien de cassé ?

Killian resta bouche bée. Son sauveur avait son âge, un peu moins peut-être. Des mèches épaisses, souples, encadraient son visage fin et pâle. Ses prunelles bleu gris brillaient d’un éclat vif. Il l’observait. Autour, le paysage reprenait sa sérénité. Les stèles courbées n’inspiraient plus d’angoisse. Les ruines dégageaient de la beauté.

— Ça va ? répéta-t-il.

— Ou… oui.

Le cœur de Killian battait vite. Des tremblements le parcouraient.

— Tu peux te lever ?

D’un geste machinal, il s’exécuta. L’autre l’aida : il chancelait.

— Tu… tu les as tuées ?

— Quoi donc ?

— Ces choses… tu les as tuées ?

— Ne dis pas de bêtise. On ne peut pas tuer des êtres déjà morts. Je les ai juste envoyés dans l’Autre Monde.

La réponse l’acheva.

Il remarqua une grosse croix d’argent à son cou. Soudain, il comprit. Il ne le croyait pas si jeune ni doté d’un si beau visage. Néanmoins, vêtu de noir, il conduisait bel et bien les âmes vers le repos éternel.

— L’Ankou…

— Quoi encore ?

— Je sais qui tu es. Tu es l’Ankou.

Interloqué, l’inconnu se figea. Ses lèvres esquissèrent un sourire.

— Quelle imagination !

— Pardon ? Tu portes un costume sombre et tu guides les morts. N’as-tu pas de chapeau ? une faux ou une charrette ?

— N’importe quoi ! L’Ankou n’existe pas. C’est un conte destiné aux individus crédules comme toi.

— Crédules ?

Le blond haussa les épaules.

— Écoute, célébrer des offices funèbres brise un peu l’ambiance légère entre Noël et le Nouvel An. Ce n’est pas un hasard si l’Ankou est censé être le dernier défunt de l’année. Quelle brave personne voudrait hériter de cette malédiction ? récolter des anaons pendant les douze mois suivants ? Les prêtres diffusent cette histoire pour avoir la paix. Ils espèrent ainsi dissuader les gens de trépasser à cette période.

— Tu prétends qu’ils ont inventé ça par pure paresse ? pour éviter de dire des messes ?!

— Exactement. Mais cela marche plus ou moins bien.

« Certains moribonds ne respectent rien », ironisa Killian dans sa tête.

Il se sentit plus stupide que jamais. Quelle mouche imbécile l’avait piqué ? En silence, il conspua les mythes, il se maudit lui-même. Il ne savait plus quoi penser. Où se trouvaient le faux, le vrai ?

Un choucas se posa à ses pieds. L’instant d’après, l’oiseau se changea en korrigane contrite.

— Killian ! Ça va ? Excuse-moi d’être partie… Tu ne voulais plus bouger !

Il contempla sa jolie chevelure rousse, sa peau brune, ses oreilles en pointe et son gros nez. Elle portait de charmantes sandales de paille tressée. Avec sa robe verte, elle se confondait avec les herbes. L’apercevoir entière, dans toutes ses couleurs, lui insuffla de la joie. Une autre part de lui se révoltait. Il eut envie de tourner les talons, d’abandonner au loin tout ce fatras extraordinaire. La voix claire de son sauveur l’interrompit dans ses réflexions.

— D’où tu sors, toi ?

L’embarras de Yuna se volatilisa.

— Et toi ? Tu es qui ?

— Frère Ewyn, exorciste de l’Ordre de la Croix d’Argent. J’ai reçu la mission de débarrasser ce site de tous les indésirables.

Son regard s’attacha à la créature. Elle répliqua sur un air de défi.

— Ah oui ? Tu as mal fait ton travail. Mon ami et moi avons failli être tués à cause de ta négligence !

— Ton ami ? Je n’ai vu personne d’autre quand je l’ai poussé. Les amis s’enfuient-ils toujours au premier danger ?

Elle perdit son assurance.

— J’ai fait ce que je pouvais. Je n’avais pas le choix… Je dois survivre pour retrouver ma sœur !

Killian comprenait son geste. Sa fuite l’attristait, mais il ne la blâmait pas.

— C’est bon. Je ne t’en veux pas.

Ewyn la jaugea avec méfiance. Pour lui, les korrigans constituaient une source de problèmes. Leurs facéties n’amusaient qu’eux. Ils promettaient des richesses aux pauvres hères, puis ils les dupaient avec des marchés douteux.

— Que fais-tu avec un humain ? Tu te paies sa tête avant de le torturer ?

— Qu’est-ce que tu me chantes là ?

— Les korrigans trompent les hommes et les forcent à danser jusqu’à l’épuisement. Certaines âmes tournent en rond pour l’éternité en attendant qu’on les délivre !

— Nous châtions seulement les scélérats venus nous voler. Vous, les humains, cherchez toujours à vous enrichir par n’importe quel moyen. Est-ce notre faute si vous êtes débiles ? Si vos seigneurs s’engraissent pendant que leurs sujets crient famine ? Laissez-nous en dehors de vos histoires, et il ne vous arrivera rien. Va bien répéter ça à tes copains curés !

Ils se foudroyèrent du regard. Le paysan dévia la conversation par un petit rire.

— Ne vous disputez pas. Même les korrigans n’aimeraient pas me voir danser ! Je m’appelle Killian, ajouta-t-il à l’adresse d’Ewyn. Elle, c’est Yuna. Je te remercie de m’avoir secouru.

Une expression ravie l’illumina. Gêné, le moine se détourna. Il ne voulait pas de sourire ni de reconnaissance. S’il avait agi ainsi, c’était par devoir.

— Tu as eu de la chance que j’aie été là, conclut-il d’un ton grave.

Il s’éloigna vers l’église. Il pensait en avoir fini, mais le brun lui emboîta le pas.

— Alors, comme ça, ces choses noires étaient… des revenants ? J’étais persuadé que cela n’existait pas. Ont-ils tous la même apparence ? Et que faisaient-ils ici ?

Ewyn soupira.

— N’est-ce pas évident ? Les morts fréquentent les cimetières.

— Tu veux dire, tous les cimetières ? Je n’en avais jamais vu avant. Pourtant, je suis déjà passé par celui de mon village, de jour comme de nuit !

Sans répondre, l’exorciste s’introduisit dans la bâtisse en ruine. La lumière pénétrait par le toit défoncé. L’herbe poussait entre les dalles. Le silence régnait sur un décor immobile. Il murmura quelques mots ; rien ne se produisit.

Quelques affaires gisaient dans un coin. Il les ramassa, dispersa du pied les cendres d’un feu. Sur le seuil, Killian l’attendit. Ses gestes le fascinaient.

— Tu étais là depuis longtemps ? questionna-t-il lorsqu’il ressortit. Ne me dis pas que… tu as passé la nuit dans cette chapelle sinistre ?

Imperturbable, Ewyn le dépassa.

— J’ai manqué l’heure, hier. Je n’allais pas gaspiller mes efforts en invoquant ces spectres de force. J’ai donc étudié les lieux jusqu’à maintenant.

— Oh… Et qu’as-tu découvert ?

— Pas grand-chose.

— Pourtant, cet endroit n’est pas normal. Les tombes portent des signes bizarres.

Surpris, Ewyn se retourna.

— Tu l’as remarqué ? Nous sommes sur un site très ancien. Un village s’élevait à la place de cette forêt voilà plus de deux cents ans.

À son tour, Killian haussa les sourcils.

— Vraiment ? Je n’en avais jamais entendu parler.

— Cette affaire remonte à une époque sombre. La foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ s’imposait presque partout, mais certaines populations demeuraient attachées à la tradition des druides. Elles s’obstinaient à vénérer les dieux païens, les fées et d’autres créatures.

Assise sur une stèle, Yuna l’observait d’un œil hostile. Les anciens de son peuple se souvenaient de ce temps où ils cohabitaient avec les hommes dans le respect. La nouvelle religion avait rompu cet équilibre en déclarant diabolique tout ce qui ne lui était pas lié. Dès lors, ils avaient été condamnés à rejoindre des landes ingrates, des montagnes désertes, des forêts profondes. Persuadés d’avoir obtenu la grâce du ciel, les humains chassaient tout ce qui menaçait leur suprématie. Désormais, tels les reliquats d’un âge obscur, les korrigans appartenaient aux légendes et au passé.

— Ce village fit semblant de se convertir, continuait Ewyn. Les habitants bâtirent une église afin qu’on les laisse en paix.

Il pointa de l’index un monument mortuaire. Une vieille croix le surmontait, ornée d’un rond en son centre.

— Cette chose reflète cette période troublée. Même si le crucifix paraît chrétien, il porte un symbole païen. Le fidèle agenouillé peut prétendre aimer Jésus ; en vérité, il adore le soleil figuré par le cercle. Le seigneur de ces terres ne supportait plus cette supercherie. Il décida donc d’y mettre fin de manière brutale, d’en faire un exemple pour asseoir son autorité.

— Comment s’y est-il pris ?

Killian redoutait déjà la réponse.

— Il demanda à ses hommes de cerner le village et de regrouper les habitants ici, dans le cimetière. Puis, quand la cloche sonna none1, il donna le signal de les exterminer.

Choquée, Yuna sauta au bas de sa stèle.

— Quoi ?! Il les a tous tués ?!

— Oui. Les corps furent brûlés sans cérémonie. Ensuite, les soldats détruisirent les maisons. Seule l’église réchappa à ce jour terrible : le suzerain avait trop peur du courroux de Dieu s’il mettait à bas un édifice sacré. La forêt repoussa et tout le pays préféra oublier cette histoire.

Horrifié, Killian balaya les tombes des yeux. Les malheureux avaient-ils péri à l’endroit exact où leur silhouette avait surgi ? Avaient-ils tenté de se cacher, de fuir, pendant que des mercenaires les massacraient ?

La plante de ses pieds le brûla. Il s’imagina marcher dans le sang, puis sur des chairs carbonisées. Sa gorge se serra.

— Votre espèce est immonde, assena Yuna. Aucun korrigan ne concevrait l’idée d’infliger ça à ses semblables. Même les animaux les plus vils sont incapables d’une telle cruauté.

— L’humanité a aussi ses lumières, répliqua Ewyn. Les spectres, eux, ne sont que rage et rancœur.

Les traits crispés, il tourna les talons. Yuna crut déceler de la haine dans sa voix.

— Hé ! Où vas-tu ?

— Rendre mon rapport à l’ermite.

Killian se ressaisit.

— Tu le connais ?

— Il voulait que mon ordre nettoie ce lieu. Chaque jour, le même phénomène se produisait : la cloche sonnait none toute seule et les morts ressurgissaient. Ils empoisonnaient la forêt et représentaient un danger pour les gens malavisés comme vous.

— Nous cherchions cet homme, justement, déclara Yuna. Tu vas nous conduire à lui.

Ewyn la toisa avec mépris.

— Je ne guide pas les créatures de ta trempe.

— C’est dommage, rétorqua-t-elle avec un rictus. Je compte bien te suivre.

 

L’exorciste marcha devant. La présence de ses nouveaux compagnons l’indisposait. Ses prunelles bleu gris lançaient des éclairs à Yuna dès qu’elle s’approchait trop près. Entre dédain et moquerie, celle-ci reculait d’une dizaine de pas, puis revenait lui coller aux bottes.

Peu à peu, leur duel silencieux atténua l’atmosphère morbide. Killian contempla le sourire bravache de la rousse minuscule, la mine agacée du garçon en noir. Ses cheveux aux teintes douces ondulaient légèrement. Deux épis se redressaient à l’arrière, de chaque côté de la tête. En apparence, il semblait fragile et délicat. Pourtant, il s’était battu avec un sang-froid, une puissance extraordinaires.

Ewyn sentit son regard fixé sur lui.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. C’est juste que… je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un comme toi.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, j’étais convaincu que la magie n’existait pas, et voilà que tu me sauves avec des mots bizarres et des cercles lumineux… Même ton allure est étrange. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi blond. On dirait un être fantastique.

Son visage reflétait une admiration naïve. Ewyn se surprit à sourire.

— Je suis pourtant bien humain. Lorsque j’étais enfant, j’avais les cheveux dorés comme le soleil d’août.

Les coins de sa bouche retombèrent. Son attention revint au sentier. Curieux, Killian et Yuna échangèrent un coup d’œil, sans oser l’interroger davantage.

Ils regagnèrent la piste principale. Fatiguée de trotter, la korrigane se changea en chien. La forme animale lui permettait de faire de plus longues enjambées.

— Quelle est cette sorcellerie que tu utilises ? demanda-t-elle au religieux.

Il la considéra d’un air hautain.

— Cela t’intéresse ?

— Non. Mais ça l’intrigue, lui.

Avec mauvaise foi, elle désigna Killian derrière. Ce dernier s’empressa d’acquiescer.

— Je suppose que je peux vous le dire… Mon ordre pratique la magie des sigils, des sceaux déployés à l’aide d’incantations spécifiques. Chacun présente différents symboles et couleurs, en fonction du pouvoir invoqué. Leur force varie selon l’entraînement de la personne qui les utilise.

— Vraiment ?! s’exclama Killian. Tu dois être très doué ! Les esprits de tout à l’heure ont été pulvérisés !

Ewyn pouffa de rire.

— Mortis Via est l’un des premiers sigils appris par les débutants. Je n’ai aucun mérite ! Les spectres de ce cimetière étaient d’un niveau pathétique.

Il reprit un visage sérieux. Les autres se remémorèrent leur terreur face aux ombres. Ewyn parlait d’elles avec arrogance, alors qu’ils avaient failli y laisser leur peau. Yuna se sentit vexée.

— Frimeur, grommela-t-elle en grimaçant.

 

Une musique cristalline leur parvint. Ils débouchèrent sur une clairière. Le soleil baignait la trouée d’arbres. Le sol se couvrait d’une herbe émeraude parsemée de colchiques. Un ruisselet ondoyait entre des roches et des racines. De grands châtaigniers étendaient leur feuillage sur une cabane aux dimensions modestes. Le toit pentu, les murs gouttereaux rappelaient le style des maisons paysannes. À côté, un potager déroulait des sillons soignés. Deux chèvres broutaient dans un enclos.

Assis sur une pierre plate, un vieil homme pinçait les cordes d’une harpe. Ses sourcils épais frémissaient au fil de la mélodie. Une barbe longue, négligée, grisonnait sur sa poitrine. Son instrument jouait avec les silences. Le temps complice se joignait à l’enchantement.

Une impression de beauté saisit Killian. Sans l’aide de mots ou de peinture, sa pensée esquissa des montagnes, des contrées infinies et sauvages comme il n’en avait jamais vu. Les chanteurs de foire racontaient parfois qu’au-delà des terres, le soleil se changeait en argent et dansait sur des étendues d’eau bleue. De grands bateaux flottaient, des marins intrépides à leur bord. Des oiseaux immaculés criaient dans le ciel en les accompagnant. Quelque part, de l’autre côté de cette immensité nommée « océan », vivait un homme bon et noble, le roi Arthur. Dans son pays, les gens avaient des joues rebondies. Ils ne manquaient jamais de rien et respiraient le bonheur. Des chevaliers courtois, courageux, les protégeaient de l’injustice. Killian ignorait si ces poésies transcrivaient une vérité, une fantaisie ou un idéal à atteindre. Le contraste avec sa vie réelle lui serrait le cœur.

Yuna reprit sa forme originelle. La musique réveillait sa nostalgie. Elle se revit enfant, auprès de sa grande sœur. Pour la faire rire, Enora se changeait en hermine et la chatouillait avec ses pattes douces. Ses prunelles rouge sombre reflétaient de la tendresse. Une aura mystérieuse l’entourait. Elle aimait s’asseoir longtemps au sommet des arbres. Elle affirmait qu’ainsi, face à l’espace ouvert, elle se sentait exister.

Yuna essuya une larme. Elle aperçut l’émotion de Killian auprès d’elle. Plus loin, Ewyn patientait, neutre. Aucune vision ne paraissait l’atteindre.

« Comment peut-il se montrer à ce point insensible ? », s’interrogea-t-elle.

La harpe s’apaisa. Le vent emporta les impressions, les images. L’ermite se tourna enfin.

— Soyez les bienvenus. Vous avez sans doute des questions à me poser.

1 Neuvième heure du jour, soit environ quinze heures.

À suivre…

Chapitre 4

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